ESMERALDA DA COSTA

Sauver quelque chose du temps (Titre emprunté à Annie Ernaux)
Esmeralda Da Costa

Comment sauver quelque chose du temps lorsque le temps - et le temps, évidemment, ne sait rien faire d’autre - continue de s’effriter en passant de main en main ? Esmeralda Da Costa aborde cette question par des structures polymorphes où les territoires et les récits s’entremêlent. La mémoire a des racines profondément ancrées dans le corps qu’elle parcourt en se transformant : comment, dès lors, transmettre cette mémoire de génération en génération tout en conservant son énergie mutante ?

Le Nord du Portugal, région d'origine d’Esmeralda Da Costa, est confronté à des défis majeurs liés à la disparition des zones agricoles et à l'assèchement des rivières. À la différence du Sud, dominé par de grands propriétaires terriens, cette partie du Portugal est caractérisé par des exploitations de taille modeste, à caractère familial. C’est dans ce contexte que la mémoire acquiert une importance particulière : l’enjeu du travail d’Esmeralda Da Costa se situe dans l’articulation de la mémoire collective et des souvenirs individuels. Une ville italienne à peine estompée, des terres agricoles auvergnates ou portugaises, des crises sociales et quelques dieux-lares du foyer : tous ces éléments s’imbriquent sans hiérarchie dans une production du commun. Les références aux évènements politiques actuels et à la crise climatique se mêlent à une maison calcinée, symbolisant les liens entre les faits sociaux et la planète en danger. Dans ce travail sur la vie agricole, la mémoire et le foyer, il n’est pas question de paysage, de portrait ou d’archive. Il en va plutôt d’un dépassement de tout ce qui pourrait enfermer, résumer ou prouver un fait. Les formats, dans l’alliance de la deux-dimensions et de l’image-mouvement, s’animent d’un temps qui n’est ni linéaire ni figé : ici, chacun devine, décèle, capte une histoire fugace, balbutiante et anachronique. La mémoire ne fonctionne pas de façon structurée mais par à-coups, suffocations et allers-retours. Elle est toute en ligne courbes et en rebours car elle échappe à toute méthode. La temporalité intergénérationnelle semble de fait avoir une portée heuristique plus large : d’emblée nous avons affaire à une histoire de fantômes, de ceux qui errent mais ne se perdent pas. Ils se glissent dans des routes, des lignes, des trous qui s’étalent en rhizomes comme une carte géographique ou un plan de vaisseaux sanguins.

La cuisine et les recettes familiales jouent également un rôle dans les recherches de l’artiste. Elles évoquent des souvenirs liés à sa mère et à son rapport au passé. Mais ces souvenirs ne sont pas nets ni harmonieux. Ils témoignent d'une tentative de dialogue entre deux mains, deux temps, deux histoires, qui peuvent être conflictuelles et ne parviennent pas à rester main dans la main. Les grands-parents d’Esmeralda, qui étaient agriculteurs, sont également évoqués, établissant un lien avec le dépérissement des terres agricoles contemporaines. Cet héritage qui nous échoit par hasard et ne se refuse pas équivaut ici à une responsabilité politique vis-à-vis des générations futures. À l’anamnèse se conjugue le pressentiment : Esmeralda Da Costa intègre des vidéos encastrées dans des impressions photographiques sur bois, créant ainsi des fenêtres symboliques. Ces fenêtres représentent non seulement une ouverture vers le passé ou le futur, mais elles induisent également un autre rapport au temps, un rapport qui invite à la réflexion sur la dimension poétique de toute généalogie.

Le support en cuivre brillant, la lumière de la vidéo et le travail d’assemblage des images insufflent une vie aux pièces et aux récits qui les parcourent. Plus encore, ces éléments produisent des rayonnements, comme des flammèches qui continuent de s’envoler dans les derniers crépitements d’un brasier : après un incendie dramatique dans la maison d’enfance, ces feux follets persistent, malgré la destruction. Jusqu’à la percée de lumière à l’orée d’une grotte ou entre les noeuds d’un tronc d’arbre, l’image ouvre sur autre chose qu’elle-même. À travers ces reflets de terres, d’êtres et de choses, c’est bien le secret qui est en jeu. Le secret familial dépasse sa signification apparente pour revêtir une essence pour ainsi dire clandestine. Comme le vaisseau fantôme transportant un trésor enfoui, cette dimension dissimulée réside dans sa capacité à maintenir les règles qui se transmettant de génération en génération sans pour autant se dire avec des mots. Ainsi fonctionne le secret du secret : il peut être perçu comme un messager muet qui confère à la famille une structure intemporelle.

Elora Weill-Engerer, historienne de l’art, critique d’art et commissaire d’exposition
Esthétique de L'Intrus.e

Je suis commissaire d'une exposition individuelle d'Esmeralda Da Costa, intitulée O Grito (Le Cri, Maison de l’Île-de-France, Cité Internationale Universitaire de Paris, 9 - 25 septembre 2022). Esmeralda Da Costa est une immigrée de deuxième génération. Ses parents ont fui en France dans les années 1960, alors que la dictature de Salazar était en profonde contradiction avec la modernité de la plupart des pays d'Europe occidentale. Elle est donc née dans une culture et une langue étrangères à ses parents mais qui sont devenues les siennes. Cependant, à la maison, la culture portugaise prévalait dans les petits riens du quotidien comme la nourriture, puis dans des habitudes plus intangibles, ainsi que dans les voyages vers le pays d'origine. L'ambivalence est la condition de l'immigrant.e pionnier.ère, mais elle devient une force entropique pour celui.le de la deuxième génération.

Je suis une immigrante de première génération, mais j'ai quitté le Portugal dans des circonstances très différentes ; je suis ce qu'on appelle magnanimement une expatriée. J'ai étudié dans une école française à Lisbonne, que j'ai quittée à 18 ans pour faire des études supérieures à Paris, et, plus tard, lorsqu'on m'a offert un emploi dans une galerie parisienne. Pendant mon enfance et mon adolescence, le Portugal était tout autour de moi ainsi que dans ma maison, mais je l'ai habité enfouie dans l'oasis de l’école privée française où ma mère m'avait inscrite dans le but sincère de me permettre d'accéder à une culture plus large. (Entre-temps, fraîchement sortie de l'autocratie fasciste, la société portugaise s'est imprégnée de la culture américaine - et, dans une moindre mesure, britannique). Ce qui revient à dire que l'élément socio-économique de mes parents n'était pas le même que celui de mon école. Donc, à certains égards, nous sommes symétriquement opposées, Esmeralda et moi ; et à d'autres, nous avons des expériences similaires d'être disloquées de l'existence plus stable et enracinée de nos pairs. Alors qu'ils étaient exactement à leur place, nous étions des intruses.

De plus, nous sommes immergées dans des cultures et des langues auxquelles nos familles ont un accès limité ; et, inversement, nous avons une relation idiosyncrasique avec le Portugal. Néanmoins : en partie, tout cela est vrai, bien sûr, mais par ailleurs, c’est aussi une projection. L'éloignement psychologique, le sentiment d'isolement, l'incompréhension, le manque de communication, les vocations individuelles, les valeurs qui s'affrontent, les vocations alternatives, les associations extérieures avec d'autres familles ou croyances, sont d’autres formes de déplacement dans son propre foyer et son propre territoire. Pour cette raison, l'œuvre d'Esmeralda Da Costa ouvre un canal de communication avec le spectateur.trice, à travers ses propres expériences. Mais ce que je veux dire ici, c'est que le déplacement et l'appartenance sont deux notions qui ne sont généralement pas remises en question et auxquelles on attribue des valeurs très spécifiques et simplistes : le déplacement est jugé négatif et l'appartenance positive.

Ce poids négatif du déplacement me rappelle une phrase du journal de Miguel Torga sur l'existentialisme :

"L'homme, sentant sous ses pieds l'abîme de sa propre destruction en tant qu'individu, saisit ses propres racines". Miguel Torga, Diário (traduit par l'auteur).

Cette image d'un être humain se tenant au-dessus du vide et tenant ses propres racines décrit de manière poignante la peur du déplacement ; le déplacement n'est pas seulement une question de lieu mais aussi une question de cœur. Pour Torga, la pensée existentielle est presque sans lieu, un u-topos, et je soupçonne qu'il l'a trouvait stérile. Elle implique que le ré-enracinement n'est pas possible. [Gardez à l'esprit que je ne parle pas de la condition de réfugié et du déplacement forcé. Les Ukrainiens, les Syriens, les Afghans et bien d'autres sont confrontés à un type de déplacement que je ne pourrais décrire que par une liste de questions. Ce n'est pas mon expérience]. On peut soutenir que le fait de naître avec une certaine matrice faite de personnalité et de corps, une certaine forme, dans une culture que l'on assimile parce qu'elle n'est pas donnée, est la première forme de déplacement, surtout pour celles et ceux qui ne se conforment pas à la norme, ou qui sont neurodivergents, ou qui pensent simplement différemment. En ce sens, les études et les expériences sur le handicap et l'accessibilité ont beaucoup à nous apprendre. L'inconfort du déplacement est, parfois, l'inconfort que les autres projettent sur nous à propos de nos propres choix ou conditions - alors que les déplacés.ées, les intrus.es, trouvent, à leur manière, un défi positif dans la construction de quelque chose qui n'existe pas encore - leur propre voix, à travers leur propre production, qu'il s'agisse simplement d'un style de vie, d'une orientation sexuelle, d'une relation unique avec le langage, d'une redéfinition de la notion de lieu sur un terrain personnel, ou, davantage comme un projet de vie, une production artistique, une association à but non lucratif, ou une entreprise.

L'appartenance, pour la plupart, est un sentiment chaleureux de cocooning - j'imagine toujours un humain dans une position fœtale. C'est en découvrant le projet pour la Turbine Hall de Tino Sehgal, These Associations, 2012 (The Unilever Series : Tino Sehgal, 2012), que j'ai eu la première expérience concrète de mes propres problèmes avec cette vision positive de l'appartenance. Un nombre impressionnant de performeurs.euses marchaient lentement, presque au ralenti, parmi les visiteurs.euses, puis s'éloignaient en trombe comme des enfants dans de grands espaces. En me relisant à ce sujet pour mieux m'en souvenir, je me rends compte que ma mémoire a effacé l'élément vocal : apparemment, le groupe, à certains moments, chantait ou parlait à l'unisson, ou citait un texte célèbre, La Condition humaine d'Hannah Arendt. Je me suis concentrée sur les mouvements dont le but restait mystérieux et enfantin, totalement absorbant, jusqu'à ce que les interprètes choisissent des personnes dans le public, moi y compris, créant ainsi un échange privé improvisé sur un moment où ils.elles ont ressenti un sentiment d'appartenance. C'était l’instruction que leur avait été donnée par Sehgal, et qui a créé un lien immédiat avec le public. Je ne me souviens pas de toutes les histoires qui m'ont été racontées (j'y suis allé plusieurs fois), mais elles ont eu un impact sans précédent sur moi, car je ne pouvais pas m'y identifier, ce qui était inattendu puisque la plupart d'entre elles avaient trait à l'arrivée ou au départ, aux aéroports et aux rassemblements, qui sont des expériences qui jalonnent ma propre vie péripatéticienne. Les sensations de profonde satisfaction ou de malaise lorsque l'on reconnaît le détachement d'un lieu me semblaient étrangères.

La vérité est que mon lien avec l'art vient d'un certain plaisir dans l'inconfort. L'art n'est pas censé vous bercer et vous endormir, du moins pas avant de vous secouer et de faire pression sur toutes vos extrémités nerveuses. Et, comme je l'ai découvert à l'époque, cela s'étend à la vie.

L'œuvre d'Esmeralda Da Costa s'attarde sur l'inconfort et le déplacement. O Grito, le titre de l'exposition sur laquelle nous travaillons, est emprunté à une vidéo obsédante que l'artiste a produite en 2014 : dans une forêt portugaise, une jeune femme (l'artiste) s'approche de la caméra et se met à crier à tue-tête. Une femme plus âgée (la mère de l'artiste) la rejoint. Elles crient ensemble, face à la caméra. Il est déconcertant de sentir ces cris vibrer dans le corps. Le cerveau picote ; mais il est impossible de détourner le regard. Puis, quelque chose d'étrange se produit : leurs visages fusionnent et produisent étrangement un troisième visage, typiquement ibérique. Cela me rappelle as mulheres do norte, les femmes du nord du Portugal. Mais surtout, ce visage ressemble à celui de la chanteuse de fado Amália Rodrigues, une icône de la transition entre les périodes complexes du fascisme, de la diaspora, et la révolution.

La qualité frappante de la vidéo, pour moi, réside dans une vulnérabilité exposée qui, du point de vue du spectateur.trice, est senti comme un coup dans l’estomac. Il y a un malaise partagé, même si celui du spectateur.trice est provoqué par la vidéo. En effet, le cri continu est une agression du système nerveux, parce qu'il alerte d'un danger, mais aussi parce qu'il devient physiquement insupportable. De plus, il refuse tout simplement la parole. La libération totale des cordes vocales ne produit pas un seul mot. Même le titre est sibyllin : Le Cri. Rien n'est jamais expliqué et l'artiste estime qu'elles sont toutes deux, mère et fille, en train de "crier leur silence" ; car quiconque partage notre culture le sait : les portugais.ses ne parlent pas. Les familles se réunissent souvent, il y a d'interminables dîners, des fêtes, des célébrations, des noëls, des baptêmes, des mariages et des funérailles, mais on ne parle pas. Ce n'est pas tant le sentiment d'appartenance qui compte ici - une mère et une fille ont un lien intrinsèque - mais le sentiment de communauté déplacée et la surprise d'un paysage prévalent où la fille n'a jamais vécu et pour laquelle, néanmoins, il existe une parenté au-delà de la notion d'appartenance. Pour les immigrés.ées de la deuxième génération, le pays d'origine est le théâtre de nombreux déracinements : la langue inconnue, le nouvel argot, l'histoire tronquée, la politique et les tendances éphémères ne sont jamais connus, mais aussi jamais totalement ignorés. Ils se situent quelque part entre l'inconscient et l'inexpérience. [Un ami bien intentionné m'a dit un jour que je n'étais plus portugaise, comme si j'avais été libérée d'une obligation quelconque].

Cependant, ici, le silence n'est pas seulement un trait culturel, ou une condition intrinsèque de l'unité familiale ; il s'agit d'un problème intergénérationnel et interculturel. La vision de deux femmes criant dans la forêt évoque l'agression et le meurtre de femmes à travers les générations, soulignant ainsi la vulnérabilité de tous les genres qui ne sont pas masculins. Ce sentiment de vulnérabilité est doublé par la propre histoire de la forêt portugaise, détruite par le feu, qu'il s'agisse d'incendies criminels ou de sécheresses liées au changement climatique. Et dans cette forêt potentiellement brûlée se tiennent deux femmes qui n'ont pas la même langue, ni la même expérience du pays dans lequel elles vivent, qui ne peuvent qu'exprimer leur silence ensemble, sans mot. Mais, pour la première fois, peut-être, elles invitent une forme de pathos dans leur relation. Avec leurs bouches, leurs langues, leurs cordes vocales, leurs corps qui s'agitent comme des troncs d'olivier, leurs visages qui se fondent l'un dans l'autre. Elles établissent également, d'une manière éco-féministe, le fait que la non-appartenance est un concept utile pour comprendre notre condition sur la planète. Plutôt que de nous accrocher à nos racines, nous devons regarder autour de nous et comprendre que nous sommes, en tant qu'humains, pour la plupart, des intrus, dans la mesure où nous colonisons la nature pour notre propre profit. L'éco-féminisme propose le paradigme de l'expérience de l'iniquité vécue par les femmes : les femmes ont une vie cyclique (les hommes aussi, mais leurs corps n'imposent pas les cycles hormonaux avec le même saignement spectaculaire que les corps féminins), elles vivent plus souvent dans l'inconfort, et avec de la douleur pour certaines, d'une manière que la société a normalisé. Il est scandaleux d'imaginer que l'accouchement, les saignements et les cycles douloureux sont restés tabous dans la société jusqu'à récemment - et le sont encore dans la majeure partie de la planète. La bureaucratie la plus évidente du corps, la chose la plus spécifique que nous devons gérer en tant que femmes est inavouable. Notre malaise s'apparente à celui de la nature, qui n'est tout simplement pas abordé, qui est impensable et se dilue, souvent, lorsqu'il est enfin discuté, dans des débats spéculatifs sur la conscience et les niveaux de douleur des animaux.

Dernièrement, peut-être grâce à ce projet, j'ai réfléchi à la migration, à l'immigration, à ses ou ces ? corps migrants, et aux corps qu'ils ont créés, en termes d'appartenance et de déplacement. Je pense à la valorisation de l'appartenance et j'ai entendu, à l'inverse, des personnes ayant réussi à parler de l'importance de ne pas appartenir (notamment dans un podcast sur le business, Diary of a CEO de Steven Bartlett, l'épisode avec Krept, le rappeur britannique devenu homme d'affaires). Ce qui m'a rappelé une expérience de déplacement dans le cadre de mes études. J'étudiais à Paris X Nanterre, après deux ans d'école prépa. Je n'ai aucun ou très peu de souvenir de professeurs, de salles de classe, d'amphithéâtres. Je n'étais pas heureuse à l'université. Les études de philosophie ne se sont pas avérées aussi passionnantes que je le souhaitais, et mon cerveau n'était pas orienté vers les études. C'était un choc, car lorsqu'on me demandait ce que je voulais faire à l'avenir, enfant ou adolescente, je répondais "Je veux étudier toute ma vie". Mais j'étais en train d'accepter le fait qu'étudier signifie aussi étudier la vie, dans des contextes réels, avec des gens qui font des choses réelles. La pensée spéculative doit circuler, mais elle doit aussi être ancrée quelque part dans la réalité, pour citer librement Virginia Woolf. Quoi qu'il en soit, l'un des seuls souvenirs vivaces que j'ai de cette époque est celui d'un échange entre une école d'art et notre université, au cours duquel les " philosophes " visitaient l'école et les ateliers. C'était l'École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy, pendant les annés 90. Le trajet en RER était apaisant mais l'expérience était pour le moins bizarre. Les professeurs semblaient à la fois indifférents à notre présence et pour autant ils en faisaient trop sur les commentaires du travail des artistes. Ils nous incluaient en aucun cas à leur discussion qui devenait interminable entre eux et les artistes-étudiant.e.s. Au bout d'un certain temps après les visites et après avoir débattu avec notre professeure de philosophie de ce que nous avions vu et vécu, nous devions (chacun.e d’entre nous) écrire un texte et le lire dans l’auditorium aux artistes et à leurs professeurs. Mon texte s'intitulait "L'intrus" et décrivait mon expérience du déracinement, mon plaisir de ne pas appartenir à l'école de Cergy, et d'écrire dans cette perspective. Une fois que j'ai fini de le lire, il y a eu un silence gênant, et très peu de commentaires. Le public s'était ennuyé, je suppose, mais j'espère qu'une partie d'entre eux a été réveillé par mon acceptation d’un inconfort productif.

Joana P. R. Neves, directrice artistique de Drawing Now Art Fair à Paris, critique d'art, écrivaine et curatrice d'expositions d'art contemporain basée à Londres
L’intranquille écologie des sois

« Nombreux sont ceux qui vivent en nous ;
Si je pense, si je ressens, j’ignore
Qui est celui qui pense, qui ressent.
Je suis seulement le lieu
Où l’on pense, où l’on ressent. »
Fernando Pessoa

De même que le poète portugais Fernando Pessoa invente de multiples « hétéronymies », personnes ou personnalités littéraires très différentes les unes des autres au point de s’opposer parfois vivement, Esmeralda Da Costa met en scène, et en son, des alias visuels dans ses créations. L’Alter ego, l’« autre moi », agit comme autant de prolifération de soi qui, d’une quête intérieure en conflit avec elle-même, tend à sonder le monde et ses enjeux environnementaux et sociétaux, en s’y rendant poreuse. À la manière psychanalytique, nous remontons, au fil des pages de son catalogue, la formation de ces strates successives qui influencent, déterminent et instituent la mémoire familiale et son lot de traumatismes intergénérationnels pour atteindre un universel singulier.

La figure de la mère, comme archétype généalogique, culturel et social, trouve ainsi ses résonnances et le moyen de raisonner sur sa double culture (Portugaise et Française), mais aussi son rapport au genre, à la transmission ou encore à la Terre-mère. La langue maternelle devient une ritournelle, au même titre que les rythmes et les sons apparaissent comme les protagonistes d’une histoire et non comme de simples matériaux. Ils prennent corps et densifient l’image d’une texture englobante qui ouvre sur le hors champ et les non-dits. Ils ravivent la mémoire et les affects, tout en décentrant le regard. Peut-être y’a-t-il dans ses œuvres le désir de devenir-monde, afin de s’extraire d’une subjectivité enfermée dans un moi qui clôt le sujet sur lui-même et nous rend aveugles aux autres. Alors on comprendra qu’au fil de ses nombreuses performances, l’ego de l’artiste s’est depuis longtemps retiré, voire délité, au profit d’une écologie première. De sorte qu’il ne s’agit pas d’autoportrait, au sens classique du terme, mais de faire éclater, dans un duel nécessaire, l’indivisibilité de l’individu.

Ce ne sera donc pas un hasard si l’artiste porte un intérêt renouvelé aux apparences, aux simulacres médiatiques ou autres calques qui trient, filtrent, démultiplient ou superposent des pans de réel. L’eau et ses mirages sont désormais les seuls miroirs que nous puissions contempler : ils relancent l’altérité et invitent à l’altération de soi, sa transformation inéluctable et continue, son intégration, si ce n’est, son assimilation au milieu. Ces multiples strates — plastiques, temporelles et spatiales — visent en définitive l’ouverture au monde plus que le repli sur soi, en invitant l’autre dans sa zone de réfraction et de réparation.

Ponctionnant le réel afin de créer des bibliothèques de sons et d’images, l’artiste traverse les effets de fragmentation de la surface pour mieux les déplier et les embrasser dans leur complexité. C’est pourquoi ses courtes vidéos, ses photographies stratifiées ou ses linogravures extensives apparaissent comme des poèmes adressés à qui accepte de sentir le monde autrement. En devenant des cavités de résonnances, ses œuvres élaborent une conscience amplifiée et sensible à l’autre, une écoute-contact, dont l’image et les sons débordants intensifient le présent. Humble et patiente, sa démarche procède d’une intranquillité à l’égard de celles et de ceux, humains et non-humains, qui peuplent le monde.

Marion Zilio, théoricienne, critique d’art et commissaire d’exposition indépendante

marionzilio.com/esmeralda-da-costa-lintranquille-ecologie-des-sois

Tendue comme un art

L’artiste Esmeralda Da Costa retrouve la ville de son enfance pour tendre Altera(c)tions à
Anis Gras, du 4 au 25 octobre, entre elle et le monde.

Octobre 2000, Arcueil Notre Cité titre : « Le BAC avant la boxe ». Esmeralda Da Costa obtient son bac, arrête la boxe en compétition. Elle va tout d’abord puiser en sociologie des outils pour comprendre le monde. « Ces études m’ont aidé à solidifier ma pensée. Il m’a fallu un temps d’expériences pour concevoir que l’art était envisageable. », retrace-t-elle. Il devient une nécessité, elle passe à l’acte et sort diplômée en 2011 de la Villa Arson, école nationale d’art contemporain à Nice.

Des autres à soi

« La sociologie m’a permis d’analyser le monde, l’art m’a permis d’y faire face !. » Esmeralda se passionne pour la vidéo et le son. Elle veut parler de dualité intérieure, elle, fille d’immigrés portugais, d’une classe populaire qui s’adonne aux arts. Sur ces tensions planent l’envie de mettre en scène le combat contre soi-même. La boxe revient en pleine place. Ses combats autobiographiques face caméra convoquent mémoire, transmission familiale, tiraillement culturel, identité... « D’où l’importance de mettre en scène et de diriger mon propre corps, comme un outil d’expression, telle qu’une couleur pour un peintre, au service de l’émotion » réexamine-t-elle.

Esmeralda s’embarque une seconde fois pour l’Inde cette année. Elle s’isole pour dialoguer avec la nature. Vent, orages, incendies la submergent. Son œuvre s’allonge dans une nouvelle direction pour revenir vers son enfance arcueillaise : « Aller vers l’inconnu c’est retrouver l’autre-soi. Le voyage questionne et permet le déplacement de soi, d’une pensée, d’un regard, d’un objet. Puiser dans l’ailleurs pour revenir à la base. Le retour à soi est essentiel pour avancer. Ainsi on peut accueillir l’autre. » ouvre-t-elle une porte.

De soi aux autres

Face au gymnase où elle a appris à boxer avec son coach Didier Guillon qui l’entraîna plus de 12 ans, l’exposition Altera(c)tions présentée à — « Anis Gras, Le lieu de l’autre, n’est-ce pas explicite ? » — est un aller-retour tiraillé entre soi et le monde extérieur. Esmeralda « récolte » des photographies qu’elle numérise et recompose pour questionner l’environnement : « La nature est déjà dans la nostalgie d’elle-même. C’est une problématique propre à notre instant de société. Les artistes sont des transmetteurs. Ils sont un réceptacle du monde qui les entoure et par leurs émotions transformées (via l’œuvre) ils partagent leurs regards et leurs impressions avec le public. » Esmeralda découpe et interroge aussi les médias, journaux, discours puis mixe des enregistrements sonores et des rapports humains qui se distendent de technologie : « les voix ont déjà quelque chose d’obsolètes ». Le spectateur qui déambule devient partie prenante de l’œuvre. « On fait partie d’un tout qui partage les mêmes angoisses. » Le corps redevient social et Esmeralda revient à la sociologie : « Je n’en ai probablement pas trouvé le sens tout de suite. Chaque expérience sert la prochaine ». et Elle tend un pont entre deux causes : « Il ne s’agit pas de combat militant mais de d’engagement artistique corps et âme. J’ai la phobie de l’inaction. L’action c’est la lumière dans laquelle s’étendent les possibles. »

ANC - 10.2019 - Kevin Gouttegata, journaliste
En attendant que le vent tourne, si le titre du triptyque vidéo présenté dans l’exposition d’Esmeralda Da Costa, sur un commissariat Maya Sachweh, est l’expression d’une situation réellement vécue lors d’une résidence dans le Kerala - car il a soufflé le vent, allant jusqu’à casser un de ses objectifs et la contraignant à filmer selon un seul angle de vue – il traduit également les nouvelles pistes de ses dernières œuvres, dont certaines sont créées spécialement pour l’exposition Altera(c)tions à l’espace d’art d’Anis Gras : un regard davantage porté sur la nature et l’environnement, ouvrant sur de nouvelles perceptions.
En effet, jusque là, l’artiste, diplômée de la Villa Arson en 2011, et assistante de Tania Mouraud, nous avait habitués à des œuvres plus « combatives », que ce soit dans ses vidéos ou dans ses performances. Elle y mettait le corps (le plus souvent le sien) au défi de lui-même dans une relation duale, la pratique de la boxe à haut niveau n’étant pas étrangère à ce langage corporel « rageur ». Ainsi on a pu la voir en short immergée dans une piscine ou dans une robe rouge, boxer contre son double, aussi exaspéré qu’elle. Dans la vidéo #jetenveux à la bande son répétitive, une seule main filmée en plan serré, malaxant la peau d’un ventre et se refermant en poing suffit à exprimer le ressentiment et sa propagation virale (lauréate de OPLINE PRIZE 2018).
Mais après deux voyages en Inde, déterminants dans sa manière de se ressentir au monde désormais, son travail opère un tournant. Il faut dire qu’au retour du premier, elle se fait voler son sac avec toutes ses images, un véritable traumatisme, dit-elle « C’est comme si mon regard, avait disparu » et que c’est l’intention de refilmer les images perdues qui motive son deuxième voyage, intention qu’elle abandonne très rapidement à son arrivée, comprenant qu’il est vain de chercher à refaire ce qui n’est plus. L’autre n’est plus un alter ego avec lequel on ferraille mais un autre, à la fois corps naturel, corps social, corps faisant partie d’un tout, corps à qui on laisse sa place.
Ses œuvres récentes rendent compte de la fragilité d’un corps-monde qui s’altère. Une série de linogravures en noir et blanc, médium en- core jamais exposé, montre des scènes d’actualité, des sujets de société. La manière directe de les traiter contraste avec la complexité de ses installations vidéos et sonores ou les étranges fantasmagories végétales de la série Cose Naturali. Il s’agit pourtant du même processus, fait d’assemblages, de collages et de superpositions de sources diverses, par lesquelles entrent en résonance la présence et la disparition, l’intime et l’universel, l’un et le multiple, le réel et le virtuel, et l’extraordinaire synergie à l’œuvre dans la vie. A l’égal de celle qui fait courir Esmeralda Da Costa, à la fin des vidéos, prête à passer à l’action, et en hors champ rencontrer l’autre. Là où il est, aux origines d’Anis Gras, une ancienne serre et distillerie fondée par le botaniste Raspail, là où il résonne, dans la poésie de Fernando Pessoa, mémoire sensible comme poussée des gravats, là où elle retrouve sa propre histoire.
Elle l’a entendu, le vent traverse le temps.

Marie Gayet, commissaire d’exposition et critique d’art

•Article paru dans le N°23 de la revue Artaïs, octobre/décembre 2019

artais-artcontemporain.org
Si l'image est chevillée au corps d'Esmeralda Da Costa, c'est toujours une image double et en duel avec elle-même. Car, la dualité est au cœur de ses œuvres, celle des origines avec la mémoire familiale, celle de son propre corps qui se débat entre effort physique et défi personnel. Ayant pratiqué la boxe à haut niveau, c'est un bel hasard que cette exposition personnelle se situe en face du gymnase dans lequel elle s'entraîna pendant de longues années. Diplômée de la Villa Arson, Esmeralda Da Costa a conjugué dès le début de sa pratique l'image et le son qu'elle a mis ex aequo pour reprendre le titre d'une de ses installations que j'avais découverte à la Générale en Manufacture de Sèvres en 2014. Défiant son propre corps, l'artiste esquisse une œuvre autobiographique à travers des installations, des vidéos et des environnements sonores. En lien avec sa propre histoire mais loin d'oublier l'autre, son attention se tourne toujours vers celui ou celle qui regarde et qui expérimente ses œuvres.
Comme le précise l'écrivaine Annie Ernaux, « l'intime est encore et toujours du social, parce qu'un moi pur, où les autres, les lois, l'histoire, ne seraient pas présents est inconcevable », Esmeralda Da Costa questionne l'histoire de la transmission familiale à travers nos déracinements et nos difficultés à nous adapter à ce qui ne nous est pas familier. Un air d'insoumission souffle car il reste toujours le souvenir fané d'un monde englouti par nos mélancolies et nos peurs. Pourquoi et comment contrôler ce désordre du monde ? Pour cela, il fallait « sortir de ce corps, le quitter » précise-t-elle, car Esmeralda Da Costa avait en effet touché à une limite, celle du corps performé. Sans perdre un rapport physique aux choses qui l'entourent, cet épuisement du corps lui permet désormais de repenser tant la relation de l'humain avec la nature que le sentiment d'attachement voire d'enracinement que nous ressentons. Pour cette exposition personnelle, elle mène une nouvelle recherche sur la disparition, celle d'une nature qui se délite et se déchaîne parfois mais qui se transforme constamment. L'enjeu est toujours celui des limites que la nature peut supporter avant sa disparition dans une société accoutumée à la dominer.
Cherchant une mémoire collective dans cette mémoire individuelle, Esmeralda Da Costa réinvestit la thématique de la nature morte à travers des collages et des superpositions d'images de nature, d'herbes folles plongées dans une noirceur presque apocalyptique. Suite à une résidence en Inde cette année, elle réalise un film, projeté en triptyque, sur une nature dramatique dans laquelle son corps fusionne avec les images telle une métaphysique du mélange si chère à Emanuele Coccia dont La vie des plantes affirme que tout organisme vivant produit le monde. À l'aune de cette réflexion sur la nature remettant en cause la responsabilité de l'humain, l'artiste interroge également notre rapport à la technologie. Une de ses récentes installations est une flore sonore où nature et technique se confondent. Câbles et haut-parleurs jalonnent les espaces qui nous invitent à entendre des messages vocaux qu'elle compile et archive depuis plusieurs années. Grâce à ce patrimoine immatériel et intime, cette bibliothèque de paroles agit contre l'oubli et l'effacement à venir. Ces voix sont les derniers souffles d'une communication au-delà des mémoires vives de nos appareils. Notre rapport à l'information véhiculée par les images est également convoqué à travers une série de gravures en noir et blanc. Elle les agence à partir de coupures de journaux qu'elle redessine et confronte. Les traits parfois naïfs de ces dessins rappellent les théâtres d'ombres ou les silhouettes en papier découpé qui télescopent des scènes du quotidien avec des tragédies contemporaines. Être traversée par le monde, serait-ce une manière pour Esmeralda Da Costa de se confronter de nouveau à elle-même ? En alliant sciences naturelles et sciences humaines, ses œuvres sont un souffle qui se compose des langages de la nature, là où toute chose commence à respirer.

Marianne Derrien, commissaire d'exposition et critique d'art
De l’artiste Esmeralda Da Costa on connait essentiellement ses vidéos. Nombreuses d’entre elles articulent des images construites et/ou volées, dans lesquelles son propre corps ou ceux de proches deviennent les protagonistes de scènes narratives qui avoisinent l’art de la performance. En faire le récit reviendrait à écrire une phrase concise, efficace et percutante où fusionnent réalisme et senti- ment d’étrangeté. Immergée dans l’eau d’une piscine, une femme entreprend un duel avec son double, (Waterbox, 2014) - Assis face à face, deux personnages identiques s’engagent dans une joute verbale utilisant une langue inconnue de tous, (Alterc Ego, 2008).
En exploitant les possibilités du médium vidéo de transcender les capacités et dispositions du corps physique (répétition frénétique et déploiement outrancier d’un cri, multiplication vertigineuse d’une même image, etc.) et celles du corps social (exercer une autorité sur sa mère, etc.), l’artiste explore les contenus multiples de son être et de son environnement relationnel immédiat. Elle s’emploie à la manière d’une foreuse dans un tunnel minier à percer la multitude de strates constitutives de la généalogie, à entendre ici comme la géologie de l’être, dont les trois instances de la psyché déterminées par Sigmund Freud, les ça, moi et surmoi composent la structure. De cette manière, elle ouvre la porte à “ (...) des espaces parallèles qui agissent comme les métaphores d’une vie intérieure, de la mémoire ou de l’inconscient.”1.
Dans O Grito (Le cri, 2014), on retrouve alors Esmeralda Da Costa vêtue de cette tenue noire caractéristique des veuves portugaises, poussant un cri déchirant au coeur de cette forêt du nord du Portugal dans laquelle elle est plongée. En résonance à l’écho du cri qu’elle pousse et à l’endroit de son visage vient se superposer l’image du visage de sa mère, criant, elle aussi. Impossible alors de ne pas penser au cri d’Edvard Munch et à ce mouvement qu’aura été le symbolisme, caractérisé par son souhait d’exprimer l’angoisse, de s’interroger sur le sens de la vie et d’explorer les profondeurs de l’âme humaine.
Devant les vidéos ou pris dans les installations immersives qui les diffusent, il nous est impossible de dire qui, de l’image ou du son accompagne l’autre. Difficile de se prononcer sur les commencements des récits offerts par l’artiste, de tenir pour responsable l’un d’eux d’avoir engendré l’autre, le précipitant dans un monde aux profondeurs abyssales. On sait seulement que de son ventre resurgissent des bribes de portugais, la langue maternelle des parents de l’artiste, qu’il charrie dans sa houle des commentaires radiophoniques à propos des attentats survenus en novembre 2015 à Paris, où l’artiste est née, vit et travaille. L’inconscient les retenaient. Tour à tour lieux de culte, mémoire et de création, les voies et territoires sonores dont nous prenons les chemins abolissent les frontières du temps passé et présent.

Maryline Robalo, commissaire indépendante et critique d'art
Les recherches plastiques d’Esméralda Da Costa s’organisent autour de pièces sonores et de vidéos qui combinent enregistrements du réel, improvisation et narration.

Sa vidéo Alterc Ego est à ce titre significative.Elle met en scène deux hommes assis face à face. Séparés par une table, ils s’engagent dans une joute verbale dans une langue faite d’onomatopées que l’on ne comprend pas immédiatement.

En fait de deux hommes, il ne s’agit que d’un seul, en miroir, en train de dérouler un langage musical - un batteur de jazz qui improvise et joue vocalement un morceau qui va crescendo. La scène prend rapidement la tournure d’une altercation.

Les enjeux de travail d’Esméralda Da Costa apparaissent ici assez clairement : faire entrer des fragments du réel (son, image, qualité performative d’un personnage) dans un système d’improvisation qui va permettre d’approcher des questions d’ordre psychologique et ouvrir des espaces parallèles qui agissent comme les métaphores d’une vie intérieure, de la mémoire ou de l’inconscient.

Elfi Turpin, commissaire indépendante et critique d'art
Un sac de boxe en guise de prologue: nous sommes ici sur un ring. 
Commençons par dire qu’Esmeralda Da Costa a pratiqué la boxe à haut niveau durant douze ans tout en étant batteuse : dans l’exercice de ce sport de combat comme dans celui de l’instrument de musique, rien n'est laissé au hasard. La précision du geste et le sens du timing sont des fondamentaux que l’artiste réincorpore et se réapproprie dans son approche de la vidéo. 
Recouvert d'une surface réfléchissante, le sac de boxe est ici transformé en sculpture flottante, en miroir déformant suspendu. Dès l'entrée, le sac instaure ainsi un rapport frontal avec le spectateur : en lui renvoyant son image, il provoque la prise de conscience de son corps au sein de l'espace, et l'incite potentiellement à l'affrontement. Et tel un métronome monumental, l'imperceptible mouvement de balancier du sac annonce déjà le tempo qui va rythmer le parcours visuel et sonore de l'exposition. 
Les trois premières vidéos montrent Esmeralda Da Costa elle-même dans des lieux génériques, choisis au Portugal et en France. Un parking, une piscine municipale, une forêt. Symboliques autant que banals, ces"lieux communs", à la fois nulle part et partout, servent de cadre à de courtes saynètes proches de la performance. Ce corps, mis un instant sous pression, génère des situations de tension extrême, dont on s'extrait comme on s'éveille après un mauvais rêve. Agressif/passif. Hurlant/silencieux. Ascenseur émotionnel. Des forces contraires semblent animer ce personnage, tantôt double, tantôt triple, sorte d'avatar psychologique enfoui, fantomatique. 
La quatrième vidéo, dernier pan de l'exposition, est intitulée Ex Aequo. Elle a été tournée in situ, à la manière d'une mise en abîme, dans la salle d'exposition vide et lumineuse. Contrairement aux vidéos précédentes, le contexte est clairement identifiable. C'est ici un rapport noir/blanc qui se joue entre la salle claire "d'avant" et la salle sombre "d'après". Le personnage créé par Esmeralda Da Costa erre, attend, se dédouble, s'agite, comme conscient des confrontations qui vont avoir lieu ici-même. Un jeu de miroir imparfait, semblable à celui du sac de boxe “miroir”, se met en place entre le personnage et le spectateur, qui partagent un temps le même espace, mais à deux moments distincts.Le montage minutieux de l’image et du son – démultipliés, superposés, saccadés – orchestre la chorégraphie et l’équilibre instable de ce corps à la fois intime et étranger. 
EX-AEQUO est la première exposition personnelle d'Esmeralda Da Costa. Née en 1982 à Paris, elle est diplômée du DNSEP de la Villa Arson à Nice.

Manon Gingold, commissaire indépendante